Il fait gris ce matin, la pluie se bat avec mes essuie-glaces pendant que je roule, plongée dans mes pensées. Une mission difficile m'attend aujourd'hui : je rencontre des femmes migrantes dans un centre Fedasil afin de partager mon histoire. Mais, comment trouver les mots face à des personnes qui ont tout perdu...
Les migrants sont traités comme des pestiférés et moi, je vais réussir à leur donner de l'espoir ? Moi qui n'ai pas vécu le quart de leurs souffrances ? Moi qui vit confortablement dans une maison, entourée d'une jolie famille, avec de l'eau chaude pour me laver, du pain, des loisirs et même une voiture ?
La tâche est difficile et j'ai soudain envie de faire demi-tour. Je doute, j'ai peur, aurais-je le cœur assez solide pour écouter leurs histoires.
Le centre est au bout du chemin, comme si la vie s'arrêtait soudain ici. Je gare mon véhicule pour rejoindre l'équipe qui m'a invitée. Je cache mon stress mais je suis morte de peur. Trois ou quatre femmes sont déjà présentes et attendent sagement l'animation. Elles sont dociles, trop même. Les autres arrivent, je bois un café, encore quelques seconde avant de me lancer à.… l'eau !
Pour une fois, je ne sais par où commencer alors je leur donne la parole pour apprendre à les connaître mais elles se taisent et leur silence envahit l'espace où les mots sont bien vains.
Elles viennent de Guinée, du Sénégal, d’Érythrée, de Djibouti. Elles ont fui des traditions barbares pour se réfugier dans un pays qui respectent les droits de l'homme. Elles ont été excisées, mariées de force, violées, battues jusqu’au jour où elles ont décidé de sauver leur peau et fuir avec leurs enfants, certains déjà morts au pays...
Elles sont arrivées par les airs ou par la mer peu importe, la liberté n'a pas de prix et la vie est plus forte que tout. Plus forte que tout ? comment imaginer que certaines vivent dans ces centres parfois depuis 10 ans ? Difficile de faire entrer de l’espoir dans ces blocs ou vivent plusieurs familles… Et même si l’équipe est présente pour rendre leur quotidien plus doux, la souffrance se lit sur leur visage fermé.
Ça y est, c’est à moi, je me lance. Les regards sont braqués sur moi, je n’ai pas droit à l’erreur. Je n’aurai pas de seconde chance de leur dire qu’un meilleur avenir est possible, même pour elles. Alors je leur parle de mon père, enfant des rues et illettré, arrivé en Europe par la mer, sans papier. Vagabond. Je leur parle de ma mère, orpheline très jeune, mère célibataire et plus tard, femme battue par mon père. Je raconte comment j’ai résisté aux tentatives d’avortement, comment je me suis sentie salie par les attentats à la pudeur, comment je me sentais impuissante face à la violence de mon père, le harcèlement, la maltraitance, le mal de vivre, les tentatives de suicide, l’alcool pour m’échapper et la violence conjugale. Je leur dis à quel point mon horizon était sombre, je leur parle de mes séjours en foyer avec mon petit garçon, de cette sensation que le bonheur, c’est juste pour les autres.
Je parle, je dépose, j’exprime et je sens les gorges se remplir de nœuds que même les larmes ne peuvent dénouer. La pudeur est un épais rideau derrière lequel on se sent à l’abri et je viens d’en tirer quelques lamelles, ça fait peur.
Et lorsque je leur parle de cette colère que j’avais en moi face à ce monde hostile, un fardeau bien trop lourd à porter pour aller au bout du tunnel et voir enfin le soleil, je sens l’union de ces femmes qui ne se résument plus qu’à ce mot : colère. Bien plus lourd que leurs valises et enfants, ce poids les assomment un peu plus chaque jour, certaines ont même renoncé au point de vouloir mourir. Comment leur dire qu’elles peuvent encore y croire ? Que le prix à payer est le dépôt de cette colère qui les ronge ? Je n’ai que mon histoire à partager, cette colère que j’ai un jour déposé et ce chemin parcouru ensuite avec tant d’éclaircies. Je n’ai pas de visa pour elles, pas de papiers, pas de logements, pas d’argent. Je n’ai que mon histoire et cet espoir qu’il faut toujours garder.
Ce matin, j’ai vu des yeux mouillés, des regards émus, des vies suspendues. Les femmes m’ont remerciées en parlant de mon courage d’oser parler. Si aujourd’hui, je parviens à le faire, je sais qu’il m’a fallu des années pour y arriver. Je sais aussi qu’elles y arriveront et que cette parole sera une libération. Elles se disent chanceuses d’être arrivées ici, en vie, quand plusieurs ont péri en mer, et même ce centre a des airs de liberté face à leur vie antérieure.
Après un échange émouvant avec l’équipe éducative, je suis repartie le cœur lourd. La pluie avait cessé mais le soleil avait du mal à percer. Perdue dans mes pensées, je n’ai pas vu l’asphalte s’engouffrer sous mes roues et lorsque je suis arrivée chez moi, les visages de ces femmes cherchant un peu d’humanité ont continué à me hanter.
Même si j’ai réussi à semer quelques graines d’espoir, je sais qu’il faudra attendre avant de les voir fleurir. Mais les coquelicots poussent là où on ne les attend pas, même en hiver.
Betty Batoul